La Duperie Des Retraites

Le Sénat vient d’adopter le projet de loi, voté déjà à la Chambre. Les ouvriers auront des rentes ! C’est la République qui leur fait ce cadeau — depuis si longtemps attendu.

Quel chœur d’éloges et de louanges entendons-nous monter vers la Marianne miséricordieuse ! Seul le régime démocratique a fait quelque chose pour la classe ouvrière, pour le peuple — ce pauvre peuple ! Et c’est une occasion de plus pour insinuer aux prolétaires que c’est dans le calme de la paix sociale que pourront se réaliser les réformes ouvrières. Pas d’impatiences enfantines, méfions-nous des violences puériles, laissons agir les législateurs républicains et faisons leur confiance !

Il est bien regrettable que ce concert glorificateur soit entonné par les arrivistes et les arrivés du parlementarisme, au moment précis où il est question de quémander une fois de plus les suffrages populaires.

Il est nécessaire à nouveau de rouler l’électeur, de berner l’ouvrier et la poudre aux yeux dont les gouvernants vont se servir cette fois s’appelle : Retraites Ouvrières. En votant cette réforme, à la veille des élections, les politiciens essayent de faire oublier les fusillades de Clemenceau dont ils furent les complices, ils tentent d’endormir les mécontents et d’éblouir les imbéciles. En un mot ils préparent leur réélection…

Nous ne voulons pas étudier dans ses détails, ce qui fut justement qualifié d’escroquerie. Nous dirons tout à l’heure, pour quelles raisons le fonctionnement de la réforme nous importe peu. Contentons-nous de constater en passant l’injurieuse ironie du législateur.

Les retraites seront constituées par des versements de l’ouvrier et du patron. L’Etat versera de son côté une pension viagère de soixante francs par an à l’ouvrier âgé de soixante cinq ans — cent sous par mois, par conséquent.

On voit par ces chiffres de quelle importance est le cadeau ! Les gouvernants ne sont pas généreux. Ah ! s’il s’agissait de construire des navires de guerre, lesquels ne servent absolument à rien, on ne lésinerait pas. Le ministre de la marine ne vient-il pas de déposer un programme naval prévoyant la construction de dix nouveaux cuirassés qui coûteront un milliard 400 millions de francs ! Ah ! s’il était question d’appointer un député 15.000 francs, un ministre 60.000, un trésorier général 100.000 francs par an, la Caisse du Trésor s’ouvrirait toute grande ! Mais ce n’est pas pour des pots de vin, ni des concussions, ni des tripotages ; c’est le vieil ouvrier fourbu, crevé par le turbin qui vient réclamer sa part : 5 francs par mois. Allons vieille loque usée et pressurée, salue bien bas les humanitaires de la Troisième République !

La nouvelle loi a fait déjà beaucoup de bruit.

Les socialistes — jaloux des radicaux — veulent s’en faire eux aussi un tremplin électoral et c’est pourquoi le Congrès Unifié de Nîmes vient de s’en déclarer partisan. C’est le premier pas vers la reconstitution du bloc, car ce qu’il faut avant tout, n’est-ce pas gagner quelques sièges ?

Quelques unifiés — peu nombreux — ont seuls protesté et font campagne contre la loi, avec la C.G.T. Cette dernière dénonce l’escroquerie du système de la Capitalisation et s’élève contre la parcimonie de l’aumône accordée. Pourtant les camarades syndicalistes ont le tort d’opposer au système gouvernemental, un autre système : celui de la répartition, plus direct et plus avantageux, mais aussi impuissant à résoudre la question. On fait aussi remarquer avec juste raison que bien rares sont les ouvriers qui atteignent l’âge de 65 ans. Ne sont-ils pas broyés, empoisonnés, usés prématurément ? C’est une mystification peu coûteuse pour nos gouvernants et décidément on peut se payer la tête des ouvriers à bon prix !

La somme allouée au retraité n’a d’ailleurs qu’une importance secondaire. Ce que nous combattons, ce ne sont pas les défectuosités et les insuffisances de la loi, c’est son principe que nous déclarons mauvais.

Voyons, on vient nous dire que les patrons et l’Etat contribuent aux versements destinés à capitaliser la future « rente » ? Qu’est-ce que cela signifie ?

L’observateur superficiel peut croire effectivement, qu’on lui donnera quelque chose, que cette retraite si minime soit-elle — ce sera toujours autant d’arraché à la bourgeoisie et à l’Etat. Une telle idée résiste-t-elle à l’examen des faits ?

Il est bien facile de comprendre pourtant que le patron, que le gouvernement ne peuvent rien donner aux travailleurs. Pourquoi ? Parce qu’ils n existent et ne peuvent durer qu’au détriment de ces mêmes travailleurs.

Qu’est-ce qu’un patron ? C’est un homme qui fait travailler d’autres individus à son profit et qui prélève la part du lion sur la production accomplie, n’abandonnant au producteur qu’un salaire minimum, indispensable à la conservation de l’énergie à exploiter.

Par lui-même, le patron ne fait rien, ne produit rien. C’est un rouage superflu dans la machine sociale. C’est un parasite vivant au détriment du véritable producteur.

Et le rentier, l’actionnaire ? Que font-ils ? Comme le patron, ils exploitent à l’aide de capitaux fictifs, la force réelle des producteurs de toutes richesses sociales. Ce sont des inutiles.

Et le gouvernant, le député ? Aident-ils à semer le blé, à pétrir la pâte, à construire des maisons, à tisser des vêtements ? Non, ils ne font rien — rien d’utile en tout cas. — Leur rôle consiste à tromper les imbéciles et à réprimer les efforts de ceux qui ont conscience de la duperie sociale. Il est nécessaire de bien comprendre ces choses. En effet si les patrons, les bourgeois, les gouvernants ne travaillent pas utilement, comment peut-on croire qu’ils puissent donner quelque chose aux ouvriers. En quoi peuvent-ils être utiles à ces derniers ? Quelle production peuvent-ils accomplir, quel appui, quel concours peuvent-ils apporter, quels services peuvent-ils rendre ? Ce sont des inutiles dans la plus grande valeur du terme. Et ils ne sont pas seulement inutiles, parce qu’ils ne font rien, mais de plus ils sont nuisibles, ils sont dangereux, parce qu’ils s’emparent d’une part considérable d’un travail auquel ils n’ont pas contribué. Le bourgeois ne produit pas le pain qu’il mange et tout le luxe dont il jouit, ce sont les ouvriers qui consentent à édifier pour lui des richesses dont eux-mêmes sont privés, ce sont les producteurs qui réservent à ce paresseux, les meilleurs morceaux — tandis qu’eux-mêmes ne peuvent y toucher.

On voit donc quels sont les rôles respectifs de l’ouvrier, du patron et du gouvernant. Et j’insiste sur ce point qui suffit à démolir tout l’échafaudage du nouvel attrape-nigauds.

Lorsque le patron versera quelques francs sur le livret de retraites de son salarié, ce ne sera pas une contribution personnelle. Ce versement ne représentera pas son travail, puisqu’il ne fait rien et que la production pourrait se passer de lui. La somme qu’il verse, il la restitue sur ses bénéfices, c’est une part de travail détourné par le capital, qui retourne au travail. Voilà tout.

Faut-il se féliciter du résultat ? Hélas !

Détenteurs des instruments de production, de la terre, des usines, il est certain que les possédants ont toute facilité pour imposer leur volonté au miséreux qui veut vivre, — sans sortir des voies légales. On l’asservit, on l’exploite, on le salarie. Sur le terrain de la légalité, le non-possédant ne peut lutter avec le capitaliste ; il est vaincu d’avance.

Le patron étant tout puissant, possède évidemment la faculté de rétribuer ses employés comme il lui convient. Le salaire est toujours proportionné aux besoins strictement essentiels du salarié, il équivaut à l’huile dont on se sert pour graisser les machines. Le salaire permet à la machine humaine de continuer à fonctionner.

Atteint dans ses intérêts, voyant ses bénéfices diminuer, l’exploiteur songera immédiatement à récupérer la dépense occasionnée par les fumeuses retraites. Et il aura entre les mains les moyens de le faire.

Ces moyens nous les connaissons. Ils consistent dans la diminution des salaires et dans la majoration du prix des denrées.

Pour défendre ses privilèges, le patron diminuera le salaire de ses ouvriers, il les paiera moins et dans ces conditions, sa contribution obligatoire aux retraites ne lui coûtera rien.

S’il ne peut, pour une raison quelconque, employer ce procédé, il pourra toujours augmenter la valeur des marchandises qu’il livre à la consommation et compenser par un supplément de recettes, l’excédent de dépenses qu’il doit subir.

C’est le cercle vicieux bien connu dans lequel le prolétaire tournera éternellement, s’il ne veut se décider à le briser par des moyens extra-légaux.

Toute réforme est illusoire, toute réforme est une tromperie. On ne peut arriver en système capitaliste, à améliorer d’une façon véritable l’existence du travailleur. Aussi longtemps qu’il y aura des gens qui possèdent et d’autres qui n’ont rien, ces derniers seront des esclaves, des parias. Nous savons que seule la transformation sociale, amenant la disparition de la propriété individuelle et l’instauration du communisme-anarchiste, permettra, à l’individu de conquérir la vie libre que nous désirons.

Que penser alors de l’attitude de la C.G.T., cette organisation soi-disant si révolutionnaire ? On peut lire dans les statuts, que l’émancipation du travailleur ne sera obtenue que par l’abolition du patronat et du salariat, mais en réalité la C.G.T. est purement réformiste. C’est inévitable. Tous les groupements qui réunissent des individus dans un but professionnel et mutualiste et non pour un travail révolutionnaire — tous ces groupements ne peuvent contenir que des inconscients, auxquels on doit faire des concessions, si l’on veut conserver leur clientèle. C’est pourquoi les syndicalistes, ne pouvant avoir une attitude révolutionnaire, opposent un autre projet de retraites, s’attelant ainsi à l’œuvre de philanthropie hypocrite des législateurs bourgeois !

Répartition ou capitalisation, qu’est-ce que ça peut bien nous faire ?

Il serait si facile et si logique de dire : « Nous ne voulons pas de vos miettes, gardez votre aumône, bande de voleurs !

« Nous en avons assez de vous engraisser dans l’oisiveté, et ce n’est pas votre charité parcimonieuse qui endormira notre révolte. Nous ne voulons pas être volés un peu plus ou un peu moins, nous ne voulons plus être volés du tout ! Nous voulons notre part, nous voulons êtres libres ! »

Mais, les prétendus révolutionnaires ne diront pas cela, ils accepteront le principe monstrueux de la retraite. Ils accepteront que ceux qui ont tout produit, tout édifié, tout créé, reçoivent à 65 ans, une pièce de cent sous — ou de dix francs, peu importe ! — du capitaliste opulent !

Constatons donc une fois de plus le néant de l’action syndicaliste « révolutionnaire » ? ? ?

Bêtise ouvrière, tu es donc inépuisable ! L’ouvrier sera-t-il toujours la dupe en même temps que le vaincu ?

Et l’on combat les religions ! Et l’on nargue les paradis déistes ! L’homme qui turbinera toute sa vie dans l’attente d’une retraite, ne sera-t-il pas plus stupidement résigné que le croyant le plus inepte ?

Les ouvriers attendront d’avoir les cheveux blancs — ou d’être morts — pour jouir de la vie ! Ironie, ils veulent être libres à 65 ans, lorsque l’impotence et la sénilité fait son œuvre en leur carcasse délabrée par un fonctionnement irrationnel et un surmenage constant.

Voilé l’idéal des hommes — au 20e siècle !

C’est la consécration de l’esclavage — par les esclaves eux-mêmes, c’est l’acceptation de l’iniquité — par ceux qui en souffrent, c’est la glorification des repus, des parasites, par ceux dont ils prennent l’existence chaque jour !

Vivons le présent, n’attendons ni la vieillesse, ni la mort, affirmons notre individualité, moquons-nous des frayeurs, des préjugés, des routines, alors que nos membres sont vigoureux, que notre cerveau est sain, que notre corps aspire au bonheur, prenons notre place, par tous les moyens. Laissons aux moutons asservis les Retraites ouvrières — et laissons-leur également les usines empestées, les longues journées de turbin, les humiliations de l’exploiteur.

Proclamons la joie de vivre et que tous nos efforts tendent vers une libération immédiate. Par la raison, par la révolte, décidons-nous à ne plus souffrir, à ne plus nous laisser broyer, à vivre enfin !

C’est dans une telle action que résiderait le salut — si les hommes voulaient prendre conscience d’eux-mêmes, s’ils voulaient raisonner, s’ils voulaient devenir meilleurs pour devenir libres…

Mais ils n’attendent pas le salut de leurs propres efforts. Depuis des siècles leurs yeux se lèvent craintivement vers les cieux dans l’attente d’un messie ou d’un rédempteur, ils ont peur de la lutte, de l’effort, de la vie. Et en leur jetant à la face, l’outrage de leurs Retraites Mortuaires, les dirigeants de la République Bourgeoise, savent spéculer à merveille sur l’avachissement et la stupidité ouvrières dont ils ont toujours profité et qui leur réservent peut-être encore de longs et beaux jours d’exploitation et de tyrannie.


- André Lorulot, L’Anarchie n°256, 3 Mars 1910.

Source: Anticrates 2.0; Archives Libertaires.