Trans-Féminisme A La Française : Enjeux & Embûches?
Transcription revue et augmentée d’une intervention donnée à La Mutinerie (Paris), le 25 août 2012.
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PRÉAMBULE
Cette tentative d’analyse du trans-féminisme à la
française ne prétend à aucune exhaustivité. Elle se veut un point de
départ invitant à l’approfondissement de la réflexion.
Par ailleurs, je ne prétend à aucun moment avoir
inventé la poudre. Cette analyse se base sur mon expérience personnelle
(et limitée) de militante trans, lesbienne et féministe dans un contexte
principalement français ainsi que sur de nombreuses discussions
collectives, mais aussi beaucoup sur les travaux de Julia Serano et sur
ceux d’une nébuleuse trans-féministe anglo-saxonne (USA, UK et Canada)
qui s’exprime via de nombreuses voix et de nombreux supports (livres,
blogs, films, discussions et autres événements militants). Cet article
est une transcription d’une intervention qui avait pour but de
transmettre des idées de provenances diverses et dont je ne me prétend à
aucun moment la créatrice.
Enfin, cet article a été rédigé de cette manière car
j’avais pour ambition de le proposer à une revue universitaire.
Aujourd’hui, je regrette cette tentative d’incursion dans les hautes
sphères de la pensée. Il faut bien avouer que l’écriture lisse à
laquelle je me suis exercée ici (en l’occurrence, pas assez si l’on en
croit les comités de lecture) me laisse une impression fade et sans
saveur… Heureusement, on m’a bien rappelé ma place et qu’en tant que
serveuse-plongeuse plus habituée aux fanzines punks qu’aux revues
universitaires il était préférable que je m’exerce à l’écriture de slams
et de témoignages plutôt que de tenter d’écrire des essais politiques
dont je ne maîtrise pas les codes… Bref, je m’en veux aujourd’hui
énormément d’avoir eu la faiblesse de penser qu’émergerait quoi que ce
soit de révolutionnaire du monde universitaire français. Et je fais mes
plus plates excuses à mes camarades pour cette trahison avortée.
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DÉFINITIONS PRÉALABLES
Dans cet article, sont définies comme transsexuelles
les personnes dont le genre diffère de celui qui leur a été assigné à la
naissance (ex : une femme transsexuelle est une femme qui a été
assignée « M » à la naissance). Ainsi, les personnes cissexuelles sont
celles dont le genre correspond à celui qui leur a été assigné à la
naissance (ex : une femme cissexuelle est une femme qui a été assignée
« F » à la naissance). Les personnes transgenres sont définies comme les
personnes dont l’expression de genre (apparence et comportements) ne
correspond pas aux attentes et normes socialement associées à leur genre
(ex : une personne de genre féminin avec une identité butch – peu importe qu’elle soit transsexuelle ou cissexuelle).
Les personnes cisgenres sont donc définies comme les personnes dont
l’expression de genre correspond globalement aux normes et attentes
couramment associées à leur genre (ex : une femme hétérosexuelle,
d’apparence féminine, à l’écoute, discrète, etc. – peu importe qu’elle soit transsexuelle ou cissexuelle).
Ces définitions ne font pas l’unanimité au sein des
communautés trans (ni en France ni ailleurs), notamment en raison des
lourdes connotations pathologisantes qui pèsent sur le terme
« transsexuel » et qui est avant tout le fait du corps médical et
psychiatrique. Cependant, en l’absence d’autres termes plus convaincants
qui ne soient pas réducteurs (le terme « trans » me semble trop
simpliste et imprécis si l’on veut élaborer des analyses pertinentes et
solides sur les histoires et problématiques transsexuelles et
transgenres), je me permet de proposer des (re)définitions des termes
existants, même si elles ne me satisfont pas tout à fait. Cependant,
lorsque cela sera utile, j’utiliserais tout de même ponctuellement le
terme « trans » pour regrouper les personnes transsexuelles et
transgenres, et le terme de « cis » pour regrouper les personnes
cissexuelles et cisgenres.
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TRANS-FÉMINISME : KESAKO ?
« Trans-feminism is the radical idea that trans women don’t need adult supervision to talk about feminism » (Monica Maldonado)
En France, nous avons un gros problème. Si nous héritons d’un certain nombre de concepts (par exemple : les problématiques queer, la hoggra, l’affirmative action, le trans-féminism,
etc.), nous n’héritons pas pour autant de l’histoire qui s’y rattache
ni du contexte qui les a vu naître. Cette situation donne souvent lieu à
des relectures superficielles et à des interprétations douteuses, où
certainEs cherchent désespérément à transposer des analyses et pratiques
dans des contextes totalement différents pendant que d’autres se
contentent de s’approprier des théories toutes faites en changeant
simplement les noms et les lieux. Dans les deux cas, ça ne marche pas
très bien.
Car il faudrait se décider. Soit en France, cette
grande nation reluisante et illuminée, nous n’avons rien à apprendre du
reste du monde, dans quel cas il serait temps d’avancer un peu et
d’élaborer quelques analyses spécifiques pertinentes,
soit nous voulons nous baser sur des expériences et théories venues
d’ailleurs, dans quel cas il serait grand temps de se documenter
sérieusement sur leurs histoires et de réaliser un vrai travail de
traduction afin d’avoir accès aux références nécessaires. Bref, passons.
Dans le « monde anglo-saxon », la notion de trans-féminism
semble recouvrir une réalité précise : l’extension des théories
féministes incluant explicitement les femmes trans ainsi que nos vécus,
nos analyses et nos enjeux. En France, dans les cercles militants
féministes et LGBT, il semblerait que le terme « trans-féminisme »
recouvre deux grandes notions.
La première, sœur jumelle du trans-féminisme
anglo-saxon, milite en faveur d’un réel féminisme « intersectionnel », à
savoir un féminisme pour toutes les femmes, par toutes les femmes et
avec toutes les femmes, ne limitant pas ses axes de lutte à quelques
maigres problématiques supposées universelles mais s’attachant à
inclure, analyser et agir sur l’incroyable diversité de problématiques
auxquelles sont confrontées les lesbiennes et les femmes. L’objectif
étant d’aboutir à un féminisme utile à toutes les femmes et pas
seulement à une minorité hétérosexuelle, cissexuelle, blanche et
bourgeoise. Ce qui inclut entre autres, de fait, les femmes/lesbiennes
transsexuelles. Au final, cette vision du trans-féminisme consiste
simplement à rappeler au mouvement féministe qu’il existe aussi, au sein
de la grande classe des femmes, des femmes/lesbiennes transsexuelles
ayant des vécus et problématiques parfois spécifiques. Cette vision du
trans-féminisme se situe donc en filiation directe avec la définition
américaine.
La seconde « définition » qui pourrait s’appliquer au
trans-féminisme franchouillard serait celle d’une volonté d’intégrer de
nouvelles personnes et de nouveaux enjeux au sein des mouvements
féministes. Il ne s’agit plus seulement de rappeler l’existence des
femmes trans et leur légitimité à participer au mouvement féministe,
mais d’inclure dans les mouvements féministes des personnes qui ne sont
pas femmes/lesbiennes (notamment les hommes trans, les personnes
transmasculines et les personnes transgenres) et leurs problématiques
(notamment autour du genre, de la binarité homme/femme, des
masculinités, etc.). Bien qu’ayant probablement une certaine pertinence,
cette vision du trans-féminisme qui s’exprime dans certains cercles
militants trans utilise une notion (le trans-féminisme) sans en mesurer
l’histoire (notamment le fait que le trans-féminisme appartient aux
femmes trans). Cependant, puisque ce texte se concentre sur la situation
française et ses réalités concrètes, je considérerais cette définition
comme valable dans la suite de mon raisonnement.1
En réfléchissant à la structure de cet article, j’ai d’abord pensé parler séparément de la situation dans la « société straight et patriarcale » et de la situation dans des contextes queer et féministes. Mais il semblerait –
au vue des divers agendas féministes s’illustrant par une ignorance
complète des vécus et problématiques trans, du nombre très réduit de
lesbiennes/femmes trans au sein des mouvements féministes, et des propos
et attitudes hostiles et inquisiteurs foisonnant au sein des cercles
militants LGBT et féministes –
que ces deux situations ne soient pas si différentes. C’est pourquoi
j’ai choisi de traiter la question dans sa globalité, tout en utilisant
parfois des exemples propres à certaines communautés militantes.
Il faut croire que les trans-féminismes à la
française n’ont que peu d’effets. Soit on s’en fiche royalement (après
tout, les personnes trans ne sont que des malades pathétiques et
nuisibles qui veulent se faire passer pour ce qu’elles ne sont pas),
soit on croit avoir tout compris sans même avoir pris le temps de
réfléchir (symptôme souvent observé chez les militantEs et
universitaires cissexuelLEs « trans-friendly »). Si on peut certes
incriminer le nombre réduit de groupes et d’actions trans-féministes (et
donc leur retentissement limité), il semblerait qu’un tel désintérêt et
une telle méprise face aux enjeux trans-féministes soient avant tout
dus à deux grands mécanismes qui restent malgré tout peu connus en
France : la trans-misogynie et le cissexisme.
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LA TRANS-MISOGYNIE
La trans-misogynie est le croisement entre la
transphobie et la misogynie conduisant à une forme spécifique de
misogynie subie par les femmes trans et les personnes transféminines. La
trans-misogynie peut être décrite comme un subtil mélange de
transphobie « classique », de misogynie « classique », de misogynie
« accentuée » et de fétichisation du masculin. Ces appellations très
expérimentales seraient probablement à revoir ou à préciser, et on peut
certainement trouver d’autres composantes à ce cocktail particulièrement
complexe, mais essayons déjà de décortiquer ces quatre aspects
principaux.
La transphobie « classique »
La transphobie peut se définir comme une hostilité et
un mépris envers les personnes transsexuelles et transgenres. Elle peut
prendre deux formes principales.
Le plus souvent, la transphobie se traduit par un
rejet, un dégoût, une peur ou une dévalorisation des personnes trans.
Cette forme de transphobie s’exprime à chaque fois qu’une personne trans
est agressée, rejetée ou discriminée en raison de son statut trans.
C’est ce qui se passe quand une personne trans est agressée dans la rue
en raison de son éventuelle ambiguïté de genre, quand une personne cis
vomi dans un coin de la pièce quand elle apprend que la personne avec
qui elle s’apprêtait à baiser est trans, quand les personnes trans sont
pathologisées, psychiatrisées et calibrées par des experts
auto-proclamés qui voient dans l’exploitation d’une catégorie opprimée
un bon moyen de faire carrière, etc.
Dans certaines sphères militantes LGB supposées trans-friendly (mais aussi dans la pornographie mainstream et/ou dans certaines sexualités straight),
la transphobie peut aussi s’exprimer via l’exotisation des personnes
trans. C’est ce qui se passe quand une personne cis voit et fantasme une
personne trans comme la personnification de la subversion, comme un
cul-freak super excitant, comme un troisième sexe supposé répondre aux
interrogations historiques sur la binarité et le genre, etc. Cette forme
de transphobie travestie en « transphilie » n’est rien d’autre qu’une
forme d’objetisation et de fétichisation des personnes trans.
La misogynie « classique »
La misogynie « classique » peut se définir comme un
mépris et une hostilité envers les femmes. Elle se manifeste entre
autres par une dévalorisation permanente des attitudes, comportements,
préoccupations et apparences généralement associés au genre féminin. Les
femmes/lesbiennes transsexuelles sont victimes de ces formes de
misogynie au même titre que toutes les femmes.
La misogynie s’exprime aussi dans l’effacement de la
parole des femmes et de leurs expériences propres. Le neutre est
masculin et le genre humain, c’est l’Homme. L’histoire et la parole des
femmes sont ainsi réduites à un aspect particulier de l’histoire et de
la parole de l’Homme, et par conséquent considérées comme secondaires.
Cela conduit à l’oubli et à la négation du rôle des femmes dans
l’histoire et à l’ignorance complète des vécus féminins. Un exemple
relativement anecdotique mais pourtant significatif de l’effacement et
de la dépossession de l’histoire des femmes transsexuelles est
l’appropriation récente du mot « tranny »2 par certaines personnes transmasculines ne souhaitant pas se définir comme homme. Car le mot « tranny » a été historiquement utilisé par des agents du patriarcat (notamment par les producteurs de tranny porn)
pour qualifier des femmes transsexuelles travailleuses du sexe. Ainsi,
ce mot appartient à l’histoire des femmes transsexuelles et s’il doit
être ré-approprié (au même titre que d’autres insultes l’ont été :
gouine, pédé, queer,…), il ne peut l’être que par des femmes
transsexuelles. Toute autre tentative d’appropriation doit ainsi être
considérée comme misogyne.
Enfin, la misogynie « classique » s’exprime bien
évidemment aussi dans l’objetisation du corps des femmes. Qu’il s’agisse
de fétichisation (merveilleux objet de désir) ou de diabolisation
(obscur objet de tentation), le corps des femmes a été historiquement
utilisé pour satisfaire les objectifs des hommes. Il en est de même pour
le corps des femmes transsexuelles qui peut être, y compris dans des
sphères militantes féministes et LGBT, considéré comme un objet qu’on
fétichise (un corps excitant supposé hors-normes qui fait fantasmer) ou
qu’on diabolise (un corps monstrueux supposé hors-normes qui dégoûte).
Ces différentes formes de misogynie conduisent à un
impensable du « vouloir être femme ». Si dans la communauté
transféminine le rapport au choix est vécu de manières très différentes
selon les personnes (certaines disent avoir « choisi » leur genre,
d’autres disent n’avoir jamais vu d’autre option, et d’autre encore
apportent des réponses plus nuancées et intermédiaires…), il n’en est
pas moins qu’il y a une incompréhension généralisée des transitions MTF
dans la mesure où il est couramment admis dans cette société qu’être une
femme est une tare. Et le fait que des personnes supposées être en
capacité d’échapper à cette condition (puisque affublées d’un « M » à la
naissance) finissent au contraire par l’embrasser et par la revendiquer
échappe à tout entendement. Bien entendu, de telles incompréhensions
relèvent non seulement d’une misogynie des plus crasse, mais aussi d’une
ignorance profonde des vécus des femmes transsexuelles.
La misogynie « accentuée »
Via cette appellation, j’ai choisi de mettre l’accent
sur certaines formes de misogynie qui s’expriment d’une façon
particulièrement intense lorsqu’elles ciblent les femmes transsexuelles.
Premièrement, on citera l’injonction à être
suffisamment femme mais à ne surtout pas l’être trop. Si cette pression
s’exerce sur toutes les femmes, elle est néanmoins particulièrement
forte lorsqu’il s’agit des femmes trans. Notamment, si les sphères
féministes permettent à de nombreuses femmes cissexuelles d’échapper à
cette pression, elles l’accentuent souvent pour les femmes
transsexuelles. Dans la société en général ET dans des contextes
féministes, on attendra d’une femme transsexuelle qu’elle soit
suffisamment « femme » (puisque toujours suspectée d’être un agent
infiltré du patriarcat) mais surtout pas trop (puisque toujours
suspectée de fétichiser la féminité). On attendra donc d’une femme trans
qu’elle soit calme, à l’écoute, disponible, belle et présentable, mais
surtout pas trop vulgaire, pétasse ou sûre d’elle… On ne peut pas faire
beaucoup mieux en terme de reproduction des normes et injonctions de
genre… Puisque la société patriarcale et les sphères féministes
attendent finalement la même chose des femmes transsexuelle, nous sommes
donc privées de cadre d’empowerment et d’affirmation de nous-même.
Deuxièmement, si toutes les femmes sont considérées
comme des objets sexuels censées assouvir les pulsions/besoins/désirs
des hommes, les femmes transsexuelles sont sur-sexualisées. Cette
sur-sexualisation a pour origine les fantasmes de psychanalystes
incapables de considérer la féminité autrement que comme un objet de
désir et rivés à une vision phallocentrée, androcentrée et hétérocentrée
de la sexualité. Ainsi, la transition MTF est considérée soit comme la
tentative désespérée d’une personne attirée par les hommes pour devenir
désirable à leurs yeux, soit comme la tentative narcissique d’une
personne attirée par les femmes pour s’auto-contempler (ce que les psys
appellent « autogynéphilie »). Dans les deux cas, puisque les femmes en
général sont considérées comme des objets sexuels, une personne
« désirant3 »
être femme ne peut avoir que des motivations sexuelles. C’est pourquoi
les femmes transsexuelles sont si régulièrement les cibles d’agressions
sexuelles et/ou d’insinuations sexualisantes. Car si on reconnaît aux
femmes cissexuelles une certaine innocence quant à leur situation (après
tout, c’est la nature qui les a faites femmes), on attribue à l’inverse
une culpabilité perverse et lubrique aux femmes transsexuelles qui
l’ont bien cherché (après tout, elles l’ont voulu, elles l’on eu…).
Troisièmement, le mythe de l’éternel féminin et la
spectacularisation du vécu des femmes transsexuelles a débouché sur une
conception généralisée des femmes transsexuelles comme un bloc
monolithique. Nous sommes toutes supposées avoir vécu la même enfance
(avoir joué à la poupée dès nos 1 an et avoir subi des attouchements
sexuels), avoir les mêmes centres d’intérêts (le vernis à ongles et les
fringues), avoir les mêmes corps (seins siliconés et néo-vagins – ou
pas, selon les milieux), avoir les mêmes sexualités (être attirées par
les hommes, vouloir être pénétrées, être totalement passives), etc. Mais
si La Fâme n’existe pas, La Fâme Trans n’existe pas non plus. Pourtant,
notre nombre restreint (et donc notre spectacularisation) complique
d’autant plus nos tentatives pour nous affirmer dans nos différences et
nos spécificités, souvent loin des schémas préconçus sur la réalité
supposée de La Femme Trans. Et si l’Eternel Féminin est largement
contesté dans les rangs féministes, l’Éternel Transféminin reste quant à
lui encore bien vivace tant il est facile de renvoyer des personnes
minoritaires et gênantes à une image caricaturale et affaiblissante
proposée à l’origine par les médias dominants.
Enfin, si la société patriarcale essaye d’imposer des
normes corporelles à toutes les femmes, une pression particulièrement
forte s’exerce sur les femmes transsexuelles afin de nous faire
correspondre à certains standards physiques. Il n’y a qu’à voir la
différence de traitement qui s’applique entre une femme transsexuelle
« ayant un bon passing4 »
et une femme transsexuelle « ayant un mauvais passing ». Si la première
réussira au minimum à faire respecter son genre, à passer inaperçue et à
paraître inoffensive, la seconde sera sans cesse réassignée au genre
qui lui a été attribué à la naissance et sera sur-visibilisée comme « La
Trans » et perçue comme une menace dérangeante. On attend en général
des femmes transsexuelles qu’elles fassent des efforts surhumains pour
bien montrer qu’elles sont femmes et on les scrute au microscope afin de
détecter le moindre signe de « masculinité » dans leur corps. Par
exemple, dans les milieux straight on attendra d’une femme trans
qu’elle fasse une vaginoplastie car une femme sans vagin n’est pas une
femme (ou plutôt, selon la vision straight et phallocentrée du
monde : une femme ne doit pas avoir de pénis, car c’est l’absence de
pénis qui fait la femme et non la présence d’un vagin/clitoris). Dans
les milieux queer, au contraire, on attendra d’une femme trans
qu’elle ne fasse pas de vaginoplastie car cela signifierait une
soumission aux normes sociales patriarcales. Fuck off ! Nos corps nous
appartiennent ! Ils n’appartiennent en aucun cas à vos agendas normés ou
déconstruits, et si on décide de les transformer ou pas, c’est avant
tout pour nous-même et certainement pas pour confirmer ou infirmer
certaines normes sociales !
La fétichisation du masculin
La misogynie « classique » et la misogynie
« accentuée » conduisent à une véritable fétichisation du masculin.
Puisque tout ce qui est associé au féminin est considéré comme faible et
artificiel, les comportements et rôles dits « masculins » sont
considérés comme forts et naturels, et donc enviables.
Tout d’abord, attardons-nous sur le « naturel »
supposé de la masculinité. Puisque la masculinité est supposée
naturelle, et que la féminité est supposée artificielle, les
femmes/lesbiennes transsexuelles sont parfois accusées de « porter en
elles » le privilège masculin du fait d’avoir été assignées « garçon » à
la naissance. Ces accusations sont autant le fait de féministes
essentialistes (le privilège masculin se trouve dans les gènes) que de
féministes matérialistes (le privilège masculin se trouve dans la
construction sociale héritée par toute personne ayant expérimenté le
genre masculin). Si les arguments essentialistes peuvent être rapidement
balayés (si tout est génétique, à ce compte là, mon identité de femme
se trouve aussi dans mes gènes puisque j’ai transitionné… et tant qu’on y
est : le patriarcat est un fait de nature qu’il est inutile de
combattre…), s’attaquer aux arguments matérialistes est souvent plus
difficile puisque les vécus et constructions des femmes transsexuelles
sont généralement ignorés (misogynie oblige), passés sous silence, et
ré-interprétés au bon vouloir des personnes cissexuelles.
Pourtant, il suffit de se poser une question simple :
quand on passe toute une partie de sa vie « à côté de soi-même »
(période pré-transition), est-ce qu’on peut vraiment parler d’avoir
« expérimenté le genre masculin » ou d’avoir eu une « sociabilisation
masculine » ? Nos vécus de femmes transsexuelles sont divers, et les
rapports que nous entretenons avec la période de nos vies antérieure à
nos transitions sont multiples et complexes. Personnellement, la seule
image qu’il me reste de moi-même d’avant ma transition est celle d’une
version « contrefaite » de moi-même, d’une qualité médiocre, fade et
sans intérêt, incapable d’exercer ma capacité d’agir et incapable de
trouver la moindre solution à mes problèmes existentiels ni de trouver
le moindre endroit où me sentir chez moi. Cela ne veut pas dire qu’à
certains moments de mon existence, quand je voulais me persuader de mon
appartenance au genre masculin (où quand d’autres personnes voulaient
m’y faire croire, où quand je pensais pouvoir m’y résigner, ou encore
quand je croyais que c’était la seule réalité possible), il ne m’est pas
arrivé d’exprimer des attitudes masculines merdiques qui ont pu me
mettre dans une position ponctuelle dominante. Pour autant, dans la
mesure où ces attitudes étaient générées par un déni et un rejet de mon
genre féminin, elles ne m’ont en réalité apporté aucun vrai bénéfice – en d’autres mots, elles ne se sont pas traduites en privilège –
puisqu’au final cela n’a fait qu’accentuer mon sentiment de
non-correspondance au genre masculin et n’a participé en rien à ma
construction réelle en tant qu’individue. La pression sociale fait que
l’on se conforme ponctuellement à certaines attentes (il n’y a qu’à voir
le nombre de femmes trans qui ont exercé un métier hyper viril avant
leur transition), mais on demeure pourtant incapables de valoriser les
privilèges qui y sont associés puisque qu’ils ne sont pas conçus pour
nous (en tant que femmes trans) mais pour des hommes (ceux que nous
étions supposées devenir). En bref, côtoyer à distance, ponctuellement
et partiellement, certains privilèges n’est que maigre compensation face
à l’entrave que cela représente d’avoir à survivre en dehors de
soi-même.
Ainsi, affirmer que les femmes transsexuelles
héritent d’un quelconque privilège masculin est à la fois misogyne (dans
la mesure où cela implique une ignorance complète des vécus
transféminins) et à la fois sexiste et anti-féministe (dans la mesure où
cela implique d’adhérer à l’idée selon laquelle le masculin est plus
naturel que le féminin, plus « vrai », plus « ancré », et donc plus
légitime).
Puisque la masculinité est supposée naturelle et
forte, il n’est pas rare, dans certaines sphères féministes, d’entendre
dire que les femmes (entendez : les femmes cissexuelles) sont affaiblies
par leur construction sociale, et que pour s’en extraire elles doivent
se réapproprier des codes masculins. En gros, que les femmes peuvent
être des hommes comme les autres, mais que le patriarcat les en empêche.
Si je n’ai strictement rien à dire sur les différents choix individuels
et/ou collectifs mis en œuvre par certaines femmes/lesbiennes pour
survivre dans ce monde patriarcal, je souhaite tout de même mettre en
garde contre la transformation de choix individuels et/ou collectifs en
doctrine politique exclusive. En clair, si certaines lesbiennes/femmes
considèrent comme plus viables pour elles de se réapproprier des codes
masculins, tant mieux, mais il ne faudrait pas en faire un programme
politique unique. Selon moi, un des buts du féminisme devrait être
d’aboutir à un monde où toutes les femmes/lesbiennes seraient en mesure
de vivre à travers des expressions de genre et des attitudes qui leur
correspondent et leur permettent de mener à bien leur vie, et non pas à
un monde où toutes les lesbiennes/femmes se comporteraient comme des
mecs (même si cela resterait une option parmi d’autres).
Pourtant, si certains « attributs masculins » sont
bien utiles aux lesbiennes/femmes (par exemple : pouvoir ouvrir sa
gueule), d’autres le sont moins (par exemple : être incapable de gérer
le relationnel). Pourtant, en restant sur ces exemples, une femme qui
assumera le rôle de gestion du relationnel sera simplement perçue comme
une femme, alors qu’une femme qui ouvrira sa gueule sera perçue comme
une femme émancipée. Or, pour une émancipation féministe, il me semble
tout autant nécessaire de savoir ouvrir sa gueule que de savoir gérer le
relationnel. Mais ce dernier rôle est souvent délaissé, donnant parfois
lieu, entre autres, à des situations relationnelles et affectives
catastrophiques dans les milieux féministes et LGBT.
Il n’y a aucun schéma-type d’émancipation. Si
certaines lesbiennes/femmes s’émancipent via une réappropriation des
« codes masculins », d’autres s’émancipent via une revalorisation des
« codes féminins », et d’autres encore réussissent à faire de savants
mélanges entre les deux. Toute hiérarchie visant à placer l’émancipation
« par la réappropriation du masculin » comme supérieure ou plus
subversive que l’émancipation « par la revalorisation du féminin » n’est
qu’une simple reproduction viriliste de la supériorité, de la
légitimité et de la « neutralité » masculines.
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LE CISSEXISME
Le cissexisme est un système politique instituant la
domination des genres cissexuels et/ou cisgenres sur les genres
transsexuels et/ou transgenres, ces derniers étant considérés comme
moins « naturels », moins « légitimes », moins « beaux » que les genres
cissexuels dominants.
Le cissexisme permet aux personnes cissexuelles de
développer certaines aptitudes et attitudes (notamment un sens de la
légitimité particulièrement exacerbé) conduisant à une
instrumentalisation, un pillage et un sabotage des luttes, personnes,
problématiques et revendications trans.
Dans la suite de cette article, je ne cherche à aucun
moment à nier la capacité d’agir des personnes trans. Si les personnes
trans, dans leur globalité, font partie d’une catégorie socialement
opprimée, nous ne sommes pas pour autant de simples victimes passives et
pathétiques. Nous avons de l’agency, nous sommes capables d’agir
sur nos situations, de nous défendre et de contre-attaquer. Et lorsque
dans les paragraphes qui suivent je décris certains mécanismes
conduisant à la domination des personnes cis sur les personnes trans,
c’est simplement pour visibiliser un système peu connu (le cissexisme)
et non pas pour confiner les personnes trans dans un rôle de victimes
apathiques.
L’instrumentalisation des luttes trans
Au sein de la population cis, il existe des personnes
qui n’hésitent pas à initier, organiser ou participer à des événements
et actions militantes axés autour des problématiques et revendications
trans. Sous son apparence inoffensive voire carrément positive, cette
situation implique pourtant de dangereuses conséquences. Premièrement,
les frontières entre « se positionner en soutien à » et « faire à la
place de » sont parfois floues. Et si tout soutien politique est
précieux, il convient de faire très attention à ne pas tomber dans une
appropriation illégitime et décomplexée des luttes. En bref : ne me
libère pas, je m’en charge ! Deuxièmement, on ne peut analyser une
action militante en dehors du contexte dans lequel elle s’inscrit, ni en
dehors des enjeux de valorisation sociale et de crédit politique qui
existent au sein des milieux militants. Et le problème, c’est qu’une
personne cissexuelle impliquée dans les luttes trans (qu’elle ait
réfléchit ou non à ses privilèges cissexuels) sera bien souvent perçue
comme la « gentille cis super déconstruite, engagée et désintéressée ».
Ce qui conduit à une boucémissarisation de certaines personnes
cissexuelles (les méchants-vilains-pas-beaux qui ne viennent pas à
l’Existrans = équivalent dans les luttes féministes des mecs machos
décomplexés) et à une disculpation des autres (les
gentilles-sympas-déconstruites-engagées qui viennent à l’Existrans =
équivalent dans les luttes féministes des mecs pro-féministes).
Pourtant, il semblerait qu’il est aujourd’hui couramment admis dans les
sphères féministes que ce n’est pas parce qu’un mec s’auto-proclame
pro-féministe qu’il n’a pas quand même des comportements de gros macho !
Ainsi, ce n’est pas parce qu’une personne s’auto-proclame alliée des
luttes trans qu’elle n’a pas quand même des tas de comportements
transphobes, transmisogynes et cissexistes ! Et il est hors de question
qu’on fasse l’impasse sur de tels comportements sous prétexte que la
personne en question est pleine de bonnes intentions et a déjà « fait
plein de trucs pour les trans ».
Je ne dis pas qu’aucune personne cissexuelle ne doit
plus participer à la moindre action autour des revendications trans. Je
dis simplement que cela n’a aucune valeur si ce n’est pas couplé avec
une profonde auto-analyse de sa propre place et de ses propres enjeux et
privilèges, ainsi qu’avec une rigoureuse auto-limitation face aux
enjeux de valorisation sociale (en gros, une certaine humilité
silencieuse).
L’instrumentalisation des personnes trans
Certaines personnes cis un minimum conscientes des
critiques formulées ci-dessus font preuve d’une grande capacité
d’adaptation en développant une parade relativement efficace : utiliser
une personne trans comme caution.
La plupart du temps, les personnes qui mettent en
place de telles stratégies sont souvent tellement sûres d’elles-même
qu’elles pensent avoir compris ce qui est bon ou mauvais pour les luttes
trans. Bien souvent, ce sont des militants LGB cis en mal de
reconnaissance et convaincus que leur expérience personnelle leur permet
d’avoir une vision globale et pertinente des problématiques trans et
qu’ils sont les seuls à même de faire profiter de leur savoir-faire et
de leur réseau à ces pauvres petites personnes trans idiotes et sans
défense. Et quand ils décident que telle ou telle action est bonne pour
la lutte trans, peu importe qu’ils soient suivis ou non par la
communauté trans, ils agiront quoi qu’il en soit. Mais pour ne pas
risquer d’être accusés d’usurper la parole des opprimées, il faut qu’ils
trouvent une personne trans isolée (souvent dans une situation sociale
difficile) pour leur servir de caution et donner un vernis
d’« émancipation des opprimées par les opprimées elles-même » à leurs
actions. De tels procédés donnent parfois lieu à des situations
cocasses, où une action trans est réalisée par dix personnes, dont neuf
cis et une trans.
Quelques fois, il arrive aussi que certaines
personnes (souvent des femmes cissexuelles, blanches et hétérosexuelles)
aient l’ambition de contribuer à la création d’un réel féminisme
matérialiste intersectionnel. Cette intention est louable à de nombreux
égards, mais est la plupart du temps pourtant vouée à l’échec dès le
départ. Quand un groupe militant constitué d’une majorité écrasante de
femmes hétérosexuelles, blanches et cissexuelles cherche à créer une
« diversité » en son sein par le recrutement souvent malvenu et
irrespectueux de personnes racisées et/ou trans et/ou lesbiennes plutôt
que de s’interroger sur les raisons qui ont conduit à la constitution
d’un groupe militant quasi non-mixte hétéro-cis-blanche, cela sent en
général d’avantage le déni culpabilisant de sa propre condition que la
reconnaissance des privilèges qui y sont associés. D’autant plus
lorsqu’on sait que bien souvent le seul objectif de telles démarches est
d’obtenir des « quotas » suffisants de chaque « minorité relative »5 afin de donner une légitimité au groupe majoritaire (les hétéros-cis-blanches) pour parler au nom de toutes les
femmes, et que les problématiques considérées comme spécifiques passent
généralement rapidement à l’as. Et s’il serait effectivement
souhaitable qu’un réel féminisme intersectionnel finisse par voir le
jour, je ne pense pas que ce seront des féministes blanches-cis-hétéros
qui en seront à l’origine.
Utiliser des personnes opprimées et/ou ayant
suffisamment intégré une vision cis-centrée du monde dans le but de
satisfaire ses propres objectifs cissexuels et de se donner bonne
conscience est une expression particulièrement fourbe du privilège
cissexuel. En effet, si des personnes cis s’imaginent suffisamment
éclairées pour savoir ce qui est bon ou non pour la cause trans, c’est
uniquement parce que le système cissexiste leur a donné un sentiment de
légitimité démesuré. Et si certaines personnes trans peuvent être dans
des situations où leur survie sociale et leur action politique dépendent
du bon vouloir d’une personne cis influente, c’est parce que le système
cissexiste cherche à les cantonner à des rôles subalternes et à les
tenir éloignées de toute forme de pouvoir.
L’exploitation des visibilités, des revendications, des personnes et des histoires trans
Il arrive aussi que des visibilités, luttes,
problématiques ou revendications trans soient détournées afin de servir
des agendas LBG et féministes cissexuels désirant profiter d’une
tribune. En terme de visibilité, on peut par exemple citer l’Existrans
qui se transforme fréquemment en Marche des Fiertés LGB cis. L’immense
majorité des participantEs sont cis et une grande partie des slogans
scandés seraient dignes d’une Lesbian and Gay Pride quelconque. Ainsi,
une manifestation censées à l’origine donner de la visibilité aux
personnes trans et intersexes finie par être totalement phagocytée par
des personnes cis vaguement trans-friendly à la recherche d’une nouvelle
occasion de faire la fête en pleine rue. Mais les personnes cis ne se
contentent pas de s’approprier les visibilités trans. Elles exploitent
aussi nos revendications et nos problématiques. Pour ce faire, elles se
basent sur ce qu’elles croient connaître des questions trans dans le but
de valider ou d’invalider leurs propres fantasmes et théories. Dans
cette catégorie, on citera notamment certaines féministes cis
matérialistes qui cherchent à démontrer le fait que le genre est
construit socialement via des arguments particulièrement percutants tels
que : « il suffit de regarder les trans » (!). Ou encore les queer,
pédés et gouines cissexuelLEs convaincuEs que finalement « tout le
monde est un peu trans » puisqu’il suffit de mettre une paire de talons
(pour les pédés) ou de se couper les cheveux courts (pour les gouines)
pour déroger aux normes de genre et à la binarité homme/femme.
Les personnes cis se débrouillent aussi très bien
pour s’approprier l’histoire trans et s’assurer l’exclusivité de
l’expertise concernant les personnes trans. Cela se voit notamment
souvent dans les sphères universitaires où la moindre personne
cissexuelle rédigeant un article ou une thèse sur le genre ou la
transidentité peut rapidement être considérée comme experte de la
question. Cela implique que des personnes en réalité parfaitement
illégitimes (étant cis) finissent par détenir les clés d’une certaine
réalité officielle quant aux histoires, questions et enjeux trans. Ce ne
sont plus les personnes trans concernées que l’on écoute, mais tel
universitaire cis qui a travaillé sur les questions trans. On peut aussi
observer de tels phénomènes dans le monde des médias au sein duquel des
personnes cis se bâtissent des carrières en réalisant des films ou en
rédigeant quelques lignes sur des personnes trans en ne cherchant jamais
à mesurer nos réalités mais uniquement à valider leurs propres
fantasmes et à faire de l’audimat.
Enfin, dans l’ombre de la « vie privée », il arrive
assez souvent que des personnes cis profitent de la position sociale
d’une personne trans pour l’exploiter de différentes manières. Puisqu’on
vit dans un monde cissexiste, il arrive que des personnes trans soient,
à un moment ou à un autre de leur vie, dans des situations affectives
et relationnelles relativement pauvres et précaires, les amenant à subir
toutes sortes de comportements abusifs. Pour exemple, je citerais les
personnes cissexuelles qui profitent du manque de confiance en soi de
certaines personnes en début de transition pour en faire des jouets
sexuels dociles et soumis, celles qui profite du peu de vie sociale
ponctuel de certaines personnes trans pour leur demander
systématiquement de garder leur chat, leur chien ou d’arroser leurs
plantes à chaque fois qu’elles doivent s’absenter pour assister à un
événement mondain, celles qui appellent leurs amiEs trans quand elles
n’ont rien d’autre à faire ou quand elles n’ont pas trop la forme et qui
les oublient dès que ça va mieux, etc. Les personnes trans dans de
telles situations finissent parfois par ne même plus avoir de prise sur
leur propre vie et par être coupées du reste du monde, dépossédées de
leur temps et de leur espace. Bien entendu, ces mécanismes (comme bon
nombre de ceux décrits dans ce texte) ne sont pas propres aux rapports
cis/trans, mais sont des constantes des systèmes de domination. Je les
utilise justement pour démontrer que le cissexisme et un système
d’oppression parmi d’autres.
Un sabotage généralisé
Si les personnes cis veulent garder leur place, leur
pouvoir et leur légitimité, il leur est nécessaire de saboter les
solidarités trans afin d’éviter que les personnes trans ne se regroupent
et soient en mesure de se passer de la validation et/ou de l’attention
des personnes cis.
Nous sommes nombreuses et nombreux à avoir vécu une
partie de notre vie dans la solitude (souvent les quelques années qui
précèdent notre transition et les premiers temps de notre transformation
physique) et une telle expérience laisse des marques dans notre
capacité à nous regrouper, à nous faire confiance et à nous reconnaître
dans des enjeux et intérêts communs.
Les personnes cis savent profiter de cette situation
et n’hésitent pas à se démener pour tenter de nous éloigner les unEs des
autres. Pour ce faire, il arrive qu’elles suscitent des sentiments de
concurrence entre les personnes trans (hiérarchisation selon la beauté,
le passing, la conformité ou non aux normes sociales, etc.), s’appuient
sur des différences politiques au mépris du lien communautaire
(hiérarchie entre positionnement radicaux ou soc-dem, mepris des
solidarités communautaires lorsqu’elles passent avant les alliances
politiques), fassent pathétiquement jouer des jalousies en donnant de la
place aux unEs mais pas aux autres (appropriation/rejet d’une personne
en particulier, acceptations sélectives, etc.), ou encore qu’elles
frelatent des sujets de recherches universitaires ou des projets
militants portés par des personnes trans, réduisant ainsi leur portée…
Bien que particulièrement puérils et sournois, de
tels comportements profitent des différences de pouvoir social entre
personnes cis et personnes trans instituées par l’hétérocispatriarcat
pour empêcher l’affirmation de fiertés trans et nuire à la constitution
de communautés trans fortes, confiantes et solidaires qui risqueraient
de porter atteinte à la suprématie cis.
***
PERSPECTIVES
En raison des mécanismes cissexistes et
trans-misogynes bien ancrés et dissimulés dans la société patriarcale
ainsi que dans les sphères militantes féministes et LGBT, le
trans-féminisme ne réussit pas à trouver de point d’accroche solide ni à
maintenir un cap sans en être détourné.
Si l’on veut réellement provoquer une rupture entre
nos milieux militants et la société patriarcale, et ainsi développer des
alternatives satisfaisantes conduisant elles-mêmes à des offensives
contre cette fameuse société patriarcale, il est urgent d’opérer à un
certain nombre de changements dans la structure même de nos milieux et
de nos esprits.
Tout d’abord, il y a une nécessité urgente à
revaloriser le féminin, la féminité et la féminitude. Les rôles et
comportements socialement considérés comme « féminins » ainsi que leurs
expressions plus ou moins conventionnelles doivent faire l’objet d’une
réelle attention et compréhension. Si le patriarcat cherche certes à
affaiblir les femmes, il cherche aussi à les exploiter. Et pour ce
faire, il nous a attribué des rôles réellement utiles (la gestion de
l’affectif, la rassurance, l’écoute, la gestion du « foyer », etc.) qui,
s’ils ne doivent plus se faire au service des hommes, restent cependant
utiles au sein de nos communautés (il faut bien que quelqu’un fasse la
bouffe et fournisse des épaules sur lesquelles pleurer !). Ainsi, plutôt
que de reproduire les schémas patriarcaux en invisibilisant les
femmes/lesbiennes qui, au sein de nos communautés, prennent en charge
ces rôles, il conviendrait mieux de leur redonner une place réellement
considérée et de les répartir à chacune selon ses besoins/moyens, au
même titre que des rôles et comportements dits « masculins » qui nous
sont aussi bien utiles dans nos fonctionnements et dans la construction
de nos émancipations. En bref, mon émancipation passe autant par le fait
d’être accessible, impliquée et attentionnée envers mes sœurs et mes
camarades que par le fait d’être inaccessible, insensible, et offensive
envers les agents du patriarcat.
Ensuite, il est nécessaire que nous prenions le temps
de redéfinir nous-mêmes nos réalités transsexuelles et transgenres.
Nous devons, en tant que premierEs concernéEs, nous saisir de la parole
et de l’expertise qui nous ont été historiquement refusées. Nous devons
prendre le contre-pied des interprétations cissexuelles de nos vécus et
de nos histoires, afin de pouvoir nous exprimer dans notre multitude et
notre complexité, sans nous phagocyter mutuellement. Nous devons refuser
l’objetisation et la fétichisation qui nuisent à nos communautés et
nous défaire des projections cissexuelles que nous avons assimilé. Nous
devons faire preuve de rigueur politique en refusant l’intégration et la
subordination, et cela passe entre autres par des formes strictes de
non-mixité. Nous devons trouver le temps de nous affirmer
collectivement.
Enfin, il faut aussi et surtout que les personnes
opprimantes (en l’occurrence les personnes cis, même si je pense que
cela peut s’appliquer à diverses catégories sociales) sortent de la
dynamique déni/culpabilité qui conduit soit à faire n’importe quoi, soit
à ne rien faire du tout. Il est nécessaire que les personnes
cissexuelles abandonnent leur légitimité débordante et leurs certitudes
prétentieuses. Il est grand temps qu’elles se posent réellement des
questions sur leur position sociale et leur identité de genre, qu’elles
soient à l’écoute et qu’elles cherchent à comprendre par elles-mêmes les
réalités et vécus trans sans pour autant être intrusives ou
inquisitrices. Il est temps que les personnes cis arrêtent de chercher
valorisation sociale et crédit politique dans nos jupes ou nos jeans. Il
est temps qu’elles prennent conscience de leurs comportements
cissexistes et transmisogynes et qu’elles prennent leurs responsabilités
par rapport à ça. Il faut qu’elles arrêtent de manger à tous les
râteliers en voulant être alliées des luttes/personnes trans tout en
continuant à cautionner par leur présence et/ou leur silence des
événements transphobes et/ou transmisogynes.
Et c’est seulement une fois que de telles mutations
seront enclenchées que nous pourrons envisager d’éventuelles solidarités
entre personnes cis et trans, que nous pourrons envisager de réelles
émancipations féministes aussi riches et variées que le sont les
lesbiennes et les femmes, que nous pourrons prétendre à un éventuel
embryon d’alternative à la société patriarcale, et que nous aurons
peut-être la chance de voir émerger un réel féminisme intersectionnel.
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1Il est intéressant de noter que depuis la rédaction de cet article, nous avons vu naître ceci : http://commentsensortir.org/2013/04/15/cfp-transfeminismes-politiques-des-transitions-feministes
2. La plupart du temps utilisé comme tel en français
3. Cf dernier paragraphe de la partie « misogynie classique » concernant la notion de « choix ».
4. Pour une critique de la notion de « passing », voir Julia Serano, « Dismantling Cissexual Privilege », in Whipping Girl, a transsexual woman on sexism and the scapegoating of femininity, Seal Press, 2007.
5.
J’utilise le terme de « minorité relative » afin de mettre en évidence
le fait que ce qu’on appelle souvent les « minorités » n’en sont pas
forcément toujours. Pour ne citer que deux exemples, si les
femmes/lesbiennes trans représentent une réelle minorité (dans la mesure
où le pourcentage de femme/lesbiennes trans sur l’ensemble des
femmes/lesbiennes est relativement faible), ce n’est pas le cas des
femmes/lesbiennes racisées qui, si elles sont réellement minoritaires
dans le féminisme raciste franchouillard, ne le sont pas pour autant
dans la classe des femmes/lesbiennes. Pourtant, les problématiques des
femmes/lesbiennes racisées sont considérées comme « minoritaires » au
sein de nombreux mouvements féministes. Le terme de « minorité
relative » désigne donc les personnes et problématiques considérées
comme minoritaires au sein des mouvements féministes mainstream, qu’elles soient ou non des minorités réelles.
Author / Source: Badasses Zine