Masculinités Déviantes Versus Féminité Pourrie


On cause de masculinités déviantes. Je suppose que c'est pour se découvir une opposition de plus dans la continuité. Dévier c’est une chose, mais on sait d’où l’on vient, ou bien où l’on va, et ce que l’on continue. Être pourrie c’est encore une autre affaire. Les masculinités peuvent être déviantes. La féminité, socialement, est pourrie, tout court et sans rien pouvoir.

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Je vais le dire tout cru : je crois que l’usage de la notion de déviance est surtout une opération qualitative qu’on fait subir à une notion structurelle de l'ordre en vigueur, de l’usage de laquelle on n’a pas vraiment envie de se priver, pasque zut, ça rapporte, de la relation, du plaisir, de l’espace ! Et que l’adjonction opportune du suffixe déviant, ô miracle de la science moderne, en fait quelque chose de tout à fait acceptable, de rebelle, et par ailleurs de réputé inoffensif ; le problème social en est réglé. Le social, pour mézigue, c’est le patriarcat.

Il faudra, dans quelques décennies, se pencher d’ailleurs sur le caractère masculin de la rébellion, de la lutte, du résistancialisme, du légitimisme profond qu’elles supposent – au nom de, la formule de base de l’aliénation. Mais ça c’est quand il y aura de nouveau un féminisme critique et audacieux. On n’y est pas.

Au reste, une masculinité n’est déclarée déviante, de fait et d’expé, que s’il s’y niche des morceaux de féminité, elle-même constituée en caricature. C’était déjà le cas il y a vingt ans à pédélande, ce l’est toujours an’hui à alternotranslande : le féminin qui est intégré dans les performances de genre finit toujours péjoratif et caricatural. Il ne peut en être autrement : le féminin est ce qui est hétéronome, marqué ; ce qui dépasse, c’est le féminin ; le masculin finit toujours très vite par réintégrer sa bonne vieille place au neutre, au pratique, comme on dit souvent. Et par ailleurs, cela illustre brutalement combien nos histoires de genre n’ont jamais réussi un instant à remettre en cause la bipartition du réel.

Ce que les masculinités, dans leur foisonnement, dévient, ce n’est pas elles-mêmes, c’est ce féminin qu’elles tordent comme une vieille panosse pour en exprimer l’exotisme nécessaire à une poursuite de la valorisation.

Tout à la réciproque, la féminité ne se rachète, toujours provisoirement, qu’en y incorporant des éléments de masculinité. C’est là je pense un des aboutissements du vautrage de la question dite de genre ; maintien des catégories, d’une part, également des hiérarchies ; cependant aussi, pour finir, ce qui devrait se poser en contradiction mais finalement fait suite à ce vautrage : en réalité et en pratique, personne, y compris en milieu féministe, n’y croit vraiment. Les m-t’s restent des femmes et les f-t’s des hommes, pas officiellement (ou pas trop explicitement) mais de fait et de compréhension effective. Les formes assignées masculines continuent à se voir réappropriées comme méthode de valorisation et de remplacement de formes assignées féminines toujours pouraves. En fin de compte, les idéologies de la transitude et de la queeritude ont pris exactement le même chemin que leurs prédécétrices, dont le proféminisme hétéro, par intégrationnisme autant que par opportunisme, ainsi que par manque de volonté critique.

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La masculinité, ou ses formes « réappropriées », est et reste le sujet, d’où tout part et où tout aboutit, vers lequel tout appète (et réciproquement : ce qui est à mettre en cause ici, c’est le sujet) ; la féminité, c’est le paillasson intermédiaire, sur lequel on passe pour en venir et y aller, sur lequel on se décrotte et où on délasse ses fantasmes. La déviance, en tant que telle, comme la « subversion », a toujours été un moment de straightlande, l’endroit « autrement valorisé » qui huile la mécanique, comme l’assigné féminin fait tourner bénévolement la machine à produire, ce qu’on appelle la reproduction de la force de travail. La masculinité, c’est le rapport d’appropriation, d’objectivation et de dichotomie. Quand on essaie de reprendre ce rapport, on nourrit la masculinité.

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Vous avez compris qu’il n’est pas question ici de protester, de revendiquer, de chercher une place dans la hiérarchie « qui c’est qu’est la plus opprimée », bref de continuer la moral-politique dans laquelle nous sommes embourbées depuis des décennies. Ce qui ne va pas, et nous met dedans, c’est l’illusion que ces formes, masculines donc, vont nous émanciper de quoi que ce soit. Elles ne font que donner de nouvelles couleurs à la barbarie qui prend ses marques, de manière de plus en plus insistante.

Ce qui me fait peur, c’est que, de mon point de vue, l’affaire est plus grave encore qu’un « simple » échec historique : nous sommes en train, en pleine panique intégrative, alors même que ce à quoi nous voulons nous intégrer part en miettes, devient impitoyable dans l’agonie, de nous agripper, de préempter les daubes les plus régressives ou conservatrices. D’espérer quoi que ce soit de la citoyenneté, du marché, du mariage, de la famille, de la religion ou de la masculinité (etc. – il faut craindre que tout la drouille naturalo-tradie soit remise au goût du jour, jusques à des trucs qu’on n’ose pas encore réimaginer), en essayant de les faire nôtres pour que ça passe en petites boulettes subjectivées et plurielles – multipliées quoi, est, en soi, carrément tragique.


Et puis, il faut bien commencer à le dire, hors de quelques phrases lancées dans des coins affinitaires : c’est aussi le mouvement féministe comme nous l’avions relancé autour de 95, qui se vautre dans ce qui est là aussi pire qu’un échec.

Pourtant, on avait eu, moi la première, quelqu’espoir au début, il semblait y avoir une volonté de séparation, de rupture radicale ; ça n’a pas tenu longtemps face au désir d’aménager l’ordre des gentes et des choses, sans le remettre en cause, de le faire tourner. De ne surtout rien perdre et rien laisser.

Pour n’avoir jamais voulu rompre, pour nous être résignées et y avoir, il faut bien le dire, pour certaines, trouvé notre compte, nous avons suivi la courbe de la socialisation et de son aménagement. Nous en sommes à prendre langue avec toutes les compromissions, tous les rackets, à leur décerner des vertus émancipatrices.


La réappropriation, c’est la perpétuation. Ça peut paraître étonnant que quelque chose d’aussi énorme ne nous apparaisse pas – mais peut-être l’explication est-elle du côté des vieilles chieuses : quelque part, bien caché sous nos protestations et nos indignations, nous avons des intérêts à ce que ce monde continue. Et la rhétorique alterno-révolote n’est là que pour nous repeindre le temps qui passe.

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La masculinité déviante, c’est comme la sexualité sans contrainte ou le commerce équitable, c’est une arnaque. Et ça sert à perpétuer un monde basé sur les mêmes structures prétendues neutres, qui ne seraient « que ce qu’on en fait », naturalisées quoi.


Ce n’est même pas une question de gamètes ; c’est une question sociale. Valérie Solanas relevait justement qu’en patriarcat, un nombre considérable de nanas « sont des mecs », c'est-à-dire incarnent activement ou passivement les formes assignées masculines. Dans une anti-monde, une anti-société éclatée, déconcentrée par des formes f, peut-être serions nous toutes enfin des nanas. Ou encore mieux, qui sait. Mais plus des mecs ! On l’a assez été, on a assez cherché à l’être, à l’égaler, à l’intégrer, à quelque titre et de quelque position sociale que ce soit ; on l’a assez réalisé, à notre détriment permanent ; on en a assez bouffé, de la mequitude.

Pour une révolution antimasculine !


Texte Entier / Source: La Petite Murène